Je présente ici des réflexions qui me sont suggérées par quelques œuvres récentes de Cozic et par le concert performance créé avec Claude Frascadore, compositeur, Jean-Paul Daoust, poète, et Jonathan Nemtanu, pianiste, et par la résonnance de ces œuvres avec des activités de Marcel Duchamp.
Raymonde Moulin souligne, à l’avant-propos de son livre qui traite du marché de l’art actuel, que nous assistons, depuis un certain temps, à une « extension sans limites du concept d’art »[1]. Les artistes nous ont déboussolés avec l’emploi d’une multitude de moyens de communication et d’expression différents. On peut dire que depuis que Duchamp, dans les années 10, a déclaré « œuvre d’art » son choix d’un objet pris dans une quincaillerie, un surcroît de liberté a envahi le monde de l’art. L’histoire de l’art depuis cette période nous montre différentes attitudes qui ont donné lieu à des manières qui se sont succédées à la queue leu leu. Dadaïsme, Surréalisme, Expressionnisme abstrait, Pop art, Op art, Installation, Performance, Fluxus, Land Art, Art minimal, Art conceptuel, et j’en oublie, se sont plus ou moins suivis jusque vers la fin des années 60. Ce qui est venu ensuite était aussi un autre façon de faire les choses d’art, mais au lieu de se suivre et de s’engendrer comme par opposition ou écart, les manières se sont exprimées simultanément de différentes façons. En plus, sont venus s’ajouter à l’avant des artistes issus de minorités qui avaient été, jusque là, oubliés : art autochtone, féministe, homosexuel, asiatique, artistes de l’ancien URSS, etc. Parmi tout ce beau monde, un certain nombre partage une certaine manière qui s’apparente au readymade et que l’on nomme aussi « appropriation » ou « détournement » (selon le terme de Guy Debord). Cette façon de travailler, avec une matière déjà toute faite et élaborée, s’est répandue de plus en plus. Apparue au début du XXe siècle, ce n’est qu’à partir de la fin des années 50 qu’elle est revenue en force et, encore plus, récemment. L’appropriation implique la mise de côté du système nerveux et de la main. Elle se tourne vers la gigantesque quincaillerie d’objets, d’images, de photos de revues ou de journaux, de vidéos, de films, de pub, etc., qui sont fournis tout fait déjà, readymades et qui, bricolés au bon vouloir de l’artiste, ont un nouveau pouvoir d’évocation. On ne dessine plus, on bricole du déjà tout fait qu’on peut prendre un peu partout et on évoque avec d’autres moyens. Joseph Cornell, par exemple, n’a jamais dessiné.
On dit de Cozic (Yvon/Monic) qu’il « a participé à la redéfinition des limites de l’espace artistique en optant pour la libre circulation entre les territoires, les pratiques, les matériaux et les univers et en s’ouvrant aux nouvelles combinaisons de pensées, de pratiques et d’actions.[2]» Le quadrumane bicéphale aristophanien hante les galeries du Québec depuis des décennies, en explorant, à sa manière, le domaine des appropriations[3]. Le « code couronne » vient de «l’observation d’un catalogue de cotes boursières», plein de diagrammes circulaires (pie chart en anglais), qui sont détournés de leur usage ordinaire et financier et copiés en associant à chaque lettre de l’alphabet latine un diagramme différent. De la sorte, 26 diagrammes financiers sont devenus 26 lettres et ont perdu, momentanément, leur référence à des quantités. Les lettres ont perdu la forme qui les distinguait depuis plus de deux mille ans et permettait même au cerveau de lire un mot plus rapidement qu’une lettre isolée. La seule forme d’origine qui soit restée c’est le o. Maintenant, avec ce code à la place des lettres, il faut réapprendre à lire, lettre par lettre, et le progrès en lecture est assez lent.
Déjà, dans son sonnet Les voyelles, Rimbaud couplait chaque voyelle à une couleur « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu: voyelles » Cozic, lui, refait l’alphabet au complet et chaque lettre possède un assortiment de couleurs vives en à-plat. On peut penser au livre de Butor Les mots dans la peinture[4] (1969), mais ici il n’y a pas de peinture, il n’y a que des mots. On peut aussi penser à Tom Wolfe: The Painted Word[5] (1976), mais ce n’est pas d’Art conceptuel dont il s’agit, ce n’est pas une suite de lettres exsangues dactylographiées sur du papier dactylo, les mots sont pleins de couleurs et les anneaux peuvent avoir plus de 30 cm de diamètre. Un mot a quatre pieds de large. On pense aussi à Love de Robert Indiana qu’on peut voir rue St-Jacques à Montréal. Mais Cozic, de son côté, a choisi d’autres lettres.
Cozic s’est amusé à transcoder ainsi des mots, des suites de mots en anneaux multicolores qui se présentent sous plusieurs media: carton imprimé, acrylique sur bois, sculpture, crayon prismacolor, etc. et en plusieurs expositions ou événements. Pour désopacifier ses signes il présente un carton qui permet de décoder la suite des couronnes qu’il expose. Les lettres du code se différencient des autres par le nombre de ses couleurs et leur plus ou moins grande étendue. Le néophyte se retrouve un peu comme devant des hiéroglyphes égyptiens ou des idéogrammes chinois sans pouvoir lire ces anneaux colorés. Sauf qu’ici cette opacité ne vient pas d’une langue inconnue mais des nouvelles lettres qui n’ont plus rien de leur sobre noirceur latine.
Cozic fait ainsi œuvre de typographe car son alphabet est comme une police de caractères. Ses œuvres sont des mises en page avec des lettres de couleurs pures. C’est le Garamond de la nouvelle typographie québécoise. En 2008, il présente ses lettres de noblesse avec l’appropriation Gutenberg présentant le code couronne (d’après Dietmar Gross). Le peintre allemand, né en 1957, avait portraituré Gutenberg tenant les lettres A, B, et C de ses trois mains (sic), et Cozic, reprenant ce portrait, leur a superposé les trois couronnes correspondantes.
Le code couronne s’est compliqué avec l’arrivée de Daoust et de Frascadore. Cozic avait déjà rencontré ce dernier, avec moi, à l’Académie québécoise de ‘Pataphysique. Des haïkus de Daoust, inspirés du code couronne avant sa traduction en musique, ont été l’objet d’un concert performance le 17 avril 2012. Frascadore a traduit chaque lettre codée en une suite particulière d’objets musicaux. En musique, le code a pris une dimension temporelle. Cet alphabet s’y est égrené par la voix de Daoust qui prononçait le nom de chaque lettre pendant que Frascadore, avec son ordinateur, faisait s’afficher sur un écran l’image de la couronne qui lui correspondait chapeautée de sa forme latine. En même temps on entendait, grâce à la grande dextérité du pianiste Nemtanu, la suite des notes aléatoires qui y correspondaient. Un alphabet-concert sons et lumières, ou, si l’on veut, sons et couleurs. Nous voici avec une archi-typographie.
Ce qu’il y a de particulier à propos de cette conjonction biunivoque de deux suites d’objets, rendue possible grâce à l’arbitraire du signe (un signe donné pouvant être couplé à n’importe quoi) c’est qu’elles n’ont pas l’expressivité émotive des mélodies auxquelles nous sommes accoutumés. C’est un tout autre éthos musical dont il s’agit. Et complètement à l’opposé de ce à quoi nous sommes couramment exposés. Ces notes aléatoires sont générées par la projection des sections de couleur des couronnes sur les notes d’un piano mises en cercle. Elles n’expriment rien. Elles sont issues d’une règle de conjonction inventée et appliquée par Frascadore, ce qui les rend indifférentes à l’expression des émotions. Le nouveau signe se trouve, au premier abord, être complètement opaque. Idéalement, un apprentissage devrait rendre la lecture-écoute transparente et habituelle débouchant sur une sorte d’ataraxie musicale qu’on retrouvait déjà dans les Erratum musical[6] de Duchamp, mais, ici, en beaucoup plus compliquée. Une suspension de l’agitation intérieure donc. Une pointe de stoïcisme ou d’orientalisme.
De plus, cette liaison lettre/couronne/objet sonore donne une musique strictement signifiante. Alors que la musique ordinaire est a-signifiante. De la musique qui dénote une lettre avec autant de précision est, à mon sens, absolument inouïe. Ici aussi, nous trouvons un autre apprentissage qui consiste à écouter non pas la musique mais l’épellation sonore que ces notes sont devenues. Comme le code morse, mais en beaucoup plus compliqué spécialement à cet effet. Nemtanu a donc épelé à son piano les haïkus. Ces courts textes de Daoust ne sont pas mis en musique, ils sont mis en miettes et chaque miette devient une couronne sonore.
Nous sommes conviés, par Cozic, à un apprentissage à voir et à entendre différemment. Un peu comme Duchamp qui propose, à la note 183 de ses notes posthumes[7], d’apprendre à écouter une sculpture faite de sons au centre de laquelle se trouve l’auditeur. Selon lui, un apprentissage assez long serait nécessaire pour pouvoir reconnaître, à l’aide de sons, les trois dimensions. Apprentissage aussi chez Cozic.
Dans un autre ordre d’idées, en se servant de l’étymologie grecque, il se trouve que cette typographie montée sur les murs de galerie est une chromographie puisqu’elle choisit la couleur comme distinction des lettres. C’est une calligraphie puisque les couronnes comme des life savers ont un style, elles sont bien formées avec toutes leurs couleurs. Certaines pièces d’exposition se rapprochent du calligramme. C’est, enfin, une polychromie puisqu’il y a des couleurs différentes et nettement séparées. Les couronnes ne sont pas des enluminures car elles ne conservent rien, mis à part le o, de la forme des lettres auxquelles elles réfèrent.
Tout ça c’est pour le plaisir de la chose, parce que c’est comme un jeu qu’on nous propose: essayer de voir/entendre différemment, comme on dit: « Pour voir ». Un jeu qui diffère en redondance la communication de son message avec une équanimité musicale et colorée. D’un autre côté ce jeu peut avoir une version critique et ironique à cause d’un parfum de cotes boursières qui est partout. C’est comme si Cozic nous disait: » Oh! la spéculation capitaliste des banques est maintenant partout dans les arts, dans la poésie, dans la sculpture, dans la peinture, dans la musique, dans la vie. » Jadis, tout se projetait sur le salut et la transcendance, aujourd’hui tout se projette sur des capitaux qui n’ont de sens qu’à s’augmenter. Les ploutocrates sont là et la démocratie est devenue un verni foncé. Ironie? Cynisme? Un readymade, dans son détournement, ne perd pas complètement la référence à son ancien usage. Fountaine (1917) de Duchamp, par exemple, n’arrive pas à se dégager de son ancienne utilité, tout readymade qu’elle soit devenue, c’est quand même un urinoir. Et la Roue de bicyclette (1913) comme readymade est encore une roue de bicyclette, elle possède encore plusieurs qualités antérieures. Il en va de même avec la référence boursière et bancaire: nous sommes à une époque de crash boursier et de banques à scandales omnipotentes. La forme des diagrammes circulaires du code couronne est un produit de banque. Est-ce un vol de banque?
Avec une surcharge de redondance qui diffère le message, Cozic nous invite à ralentir la communication de l’information. Ils nous figent à cause de l’opacité des signes qu’ils nous envoient. La version musicale du code, on le comprend, dure plus longtemps que la simple énonciation de nom des lettres. Cette transcription sonore rajoute un délai. Mais, même avant l’ajout sonore, le regardeur se trouvait, à première vue, en présence de groupes d’anneaux aux sections colorées diversement et non en présence d’un mot. Ce n’est qu’après avoir consulté le carton qui présente la relation de chaque lettre à sa couronne que le regardeur lira. Forcé de s’attarder sur chaque groupe de notes aléatoires, le processus d’acquisition du message ralentit quand les couronnes sonnent. Le temps s’étire. La redondance ralentit tout.
Dans l’exploration de leur domaine artistique et esthétique, les artistes trouvent moyen de le déterritorialiser et, par ce fait même, de nous ouvrir nous aussi à autre chose. Bref, les possibilités offertes par le code couronne forment un nouveau territoire qui fonctionne, à coup de redondance, comme une immobilisation au judo.*La redondance diminue les erreurs de compréhension.
François Raymond, Ph D sur Marcel Duchamp, ancien professeur de philosophie au Collège Édouard-Montpetit, artiste en art visuel et photographe spécialisé en écorces de bouleau et en feuilles mortes.
[1] Raymonde Moulin, Le marché de l’art, Flammarion, Paris , 2003, p 10.
[2] Silvia Casas, Annie Dion-Clément, Louise Déry et alt. Cozic versus Cozic, ABC Livres d’art, Montréal, Canada, 2006.
[3] Pour un tour d’horizon rapide je recommande Appropriation, Document of Contemporary Art, MIT Press, Cambridge, 2009, et http://en.wikipedia.org/wiki/Appropriation_(art) . Pour Cozic voir Cocotte, 1978 et Face à face, 2002 ici http://www.ccca.ca. Deux activités d’appropriation.
[4] Michel Butor, Les mots dans la peinture, coll. Champs, Flammarion, Paris, 1980.
[5] Tom Wolfe, The Painted Word, Bantam Books, New York, 1976.
[6] Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Coll. Champs, Paris, 1994, pp. 52-53.
[7] Marcel Duchamp, Marcel Duchamp, Notes, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, Paris, 1980.